GUSTAVE ROUD

ANGE. Air de la solitude. 1945

« Il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus haut degré, dit Baudelaire, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en inspirent aucune. Où sont nos amis morts ? Pourquoi sommes-nous ici ? – poursuit-il, posant d’autres questions encore. Que répondre ? Que répondre, sinon que nul de nos amis n’est mort, et qu’il ne tient qu’à nous de n’être pas ici ? Ou mieux peut-être, en laissant parler Alain-Fournier :
Quand j’aurai assez d’images, c’est à dire quand j’aurai le loisir et la force de ne plus regarder que ces images, où je vois et je sens le monde mort et vivant mêlé à l’ardeur de mon coeur, alors peut-être j’arriverai à exprimer l’inexprimable. Et ce sera ma poésie du monde.

Vous riez de ces citations solennelles, et j’entends déjà votre reproche : on ne traverse pas un soir de juin avec des questions aux lèvres (surtout des questions posées par autrui) mais avec une tige de sainfoin, une feuille de marguerite. Oui, et tout à coup, sans même y penser, on les jette. L’interrogation, elle, s’installe au plus profond de l’être ; elle renaît avec le souffle, à chaque battement de coeur. Où sont nos amis morts ? Pourquoi sommes-nous ici ? Mais qu’est-ce qu’ici ? Et n’est-ce pas un peu notre faute si nous n’en faisons pas un perpétuel ailleurs ? Il ne s’agit d’aucune évasion par la rêverie ou le poison, de nulle absence du corps ou de l’âme. Simplement, d’une présence insuffisante. Il y a une certaine pauvreté, une avarice de notre coeur, de notre regard, de notre esprit, qui rendent ici toujours pareil à soi, en lui conférant tout l’inexorable d’une prison. […]

A l’instant même où cesse la pluie, un chant de fauvette commence, liquide et pur comme elle, goutte à goutte au coeur des feuilles. La toison des prairies jusqu’à l’horizon scintille et fume sous un rai de soleil blanc. Louange de l’eau, louange de la lumière : pas une fleur ne garde le silence. Et que nous est-il demandé, sinon de participer, immobile, tête levée et lèvres closes ? L’abandon, le don, cela seul. Et la faux n’est pas loin, ces fleurs le savent. Mais pour l’homme seul, l’Ange de la Mort est cet épervier noir qui tourne au crépuscule au-dessus des villages, cherchant parmi les touffes d’arbres le toit qui porte signe, la tache de tuiles pourpre où choir vertigineusement comme une pierre, les ailes coupées, sans un frémissement de plume. »

Appel d’hiver (extrait). Pour un moissonneur. 1941
« Tu vivais. Ah qui me dira si tu respires encore, que si mon coeur s’arrête, le tien bat toujours, faucheur au bord de l’orage, que j’ai vu jadis à l’instant même du premier éclair me sourire. La première goutte de pluie étoile ton épaule et fait frissonner ton adieu. Pour toute une heure, le temps de notre halte sous le toit de tuiles ruisselantes, les pieds dans la poussière pleine de brins de paille, de fragiles empreintes d’oiseaux, il m’a paru que je pouvais vivre encore. Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu’à mon coeur qu’il comblait comme d’une calme musique retrouvée, c’était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu’une grimace. »

« L’énigme qui point à la naissance de chaque printemps – et l’angoisse et la peur de la laisser sans réponse ! L’hiver, usant envers l’esprit d’une sorte de complicité, réduit le monde à un ensemble de signes presque aussi conventionnels et figés qu’une écriture; on peut refermer sa fenêtre sur un paysage de neige comme on referme un livre. Les textes disparaissent; nous retrouvons notre pleine liberté. Rien de plus impossible qu’un échange, si nous passons notre seuil. Chaque lampe, chaque étoile luit de sa stricte lueur; les églises énumèrent les heures; la neige fait le compte de nos pas. Notre souffle lui-même par quoi nous devrions être liés à l’univers, c’est une petite buée ronde et précise qui roule distinctement vers la lune.
Mais maintenant que la présence du monde est inéluctable, cernés par elle nuit et jour – notre sommeil déchiré par ses oiseaux, frappé par la houle du vent nouveau dans les feuillages, et le regard dès sa naissance gorgé d’accords – le vieux désir une fois encore nous saisit de résoudre cette chatoyante énigme. Jadis c’était par un bond de quinze lieues à travers les prairies, les villages, les forêts fraîches; le sommeil sous un frêne vous débarquait à la pointe du jour dans la rosée et les rêves étincelants: l’énigme était supprimée par une sorte d’adhérence inouïe.
Mais on ne peut toujours s’abandonner: pour enivrante qu’elle devienne, la confusion du questionneur et du questionné n’est qu’intermittente. Ce soir, c’est à un être terriblement distinct qu’un mince merisiers en fleurs (le dernier à fleurir, une toute petite main blanche là-bas imperceptiblement agitée) renouvelle la mystérieuse demande.
Et il n’y aura jamais de réponse. » Air de la solitude. 1945