Trente mille jours (extrait)


Dans sa chambre bureau, une pièce d’angle orientée à l’ouest et au midi, Maurice Genevoix s’astreint, quotidiennement, dès chaque printemps et pendant des années, à « une séance de labeur nocturne. » Il se souvient d’une nuit d’août :
« Dès le printemps, j’ouvrais toute grande l’une des fenêtres, celle qui s’orientait vers la Loire. »…

« L’été venait. La nuit d’août avivait ses étoiles. À de longs intervalles, des éclairs muets tremblaient sous l’horizon au sud. Un calme immense régnait par l’étendue. Pas d’autre bruit que le grattement menu de ma plume sur le papier. Ou peut-être… D’où venu ? Soupir fluide, lent friselis de source ou de surgeon qui s’attarde sous le ciel. Ma plume reste en suspens, j’écoute, et mon cœur s’émeut : c’est la Loire, le courant de la Loire qui atteint l’étrave d’une pile, se soulève au musoir de pierre, s’entrouvre en éventail, et passe… Et toute la nuit vivante est là, dans la chambre… »

Pourquoi ce passage provoque-t-il en moi une telle émotion ?
Tout d’abord, parce qu’il est écrit par un très vieux monsieur en 1980, l’année de sa mort, à 90 ans. On peut penser qu’à cet âge là, on a fait le tour des choses pour revenir à l’essentiel. L’essentiel, c’est le bruissement du monde et les mots.

La construction littéraire de ce moment appartient à un grand écrivain. Elle pénètre l’espace géographique ainsi que celui du temps qui passe. Les quatre premières phrases plantent le décor dans un univers commun à tous les hommes : l’été, les étoiles, les éclairs, le silence de la nuit. Ça parle à tous, c’est de toutes les époques et de tous les lieux ! On aurait tous quelque chose à en dire ! Ici, Maurice Genevoix personnifie des éléments de la nature :

« L’été venait... »
Il n’écrit pas : « C’était l’été… », mais « L’été venait »… Nous sommes spectateurs, le rythme des saisons n’appartient à personne, c’est celui de la planète et il ne dépend pas de nous…

« La nuit d’août avivait ses étoiles. »
Une intention s’exerce qui nous dépasse et, en six mots, le ciel nocturne apparaît à nos yeux d’enfant. « Aviver », quel merveilleux verbe ! On arrive à se dire qu’il a été inventé uniquement pour venir se sertir au milieu de cette phrase !

« …des éclairs muets tremblaient… »
Là encore, quelques mots pour nous faire voir, ce que nous avons déjà vu. Mais, avions-nous bien vu ?

« Un calme immense régnait par l’étendue. »
Le calme de la nuit emplit l’espace lui donnant sa dimension. Il n’est pas profond mais immense. A tel point qu’il règne. Tout est en ordre.

On rejoint ensuite l’homme dans la chambre bureau, le grattement de sa plume sur le papier. Il est seul, il fait nuit, il a ouvert la fenêtre. Il s’arrête d’écrire car il lui semble avoir perçu, un « soupir fluide, lent friselis de source ou de surgeon…» Quelle délicatesse dans ces mots choisis pour leur allitérations parfaitement accordées au bruit de l’eau qui s’écoule ! Il reconnaît le courant de la Loire sur l’étrave d’une pile du pont ; son cœur se serre. Le nôtre aussi.

Le poète est également maître du lexique : friselis de source, surgeon, l’étrave d’une pile, musoir de pierre…, autant de mots qui charment nos yeux et nos oreilles, donnant à la description une précision à nulle autre pareille !

Le passage de l’espace céleste à celui de la chambre dans lequel écrit cet homme n’est certainement pas nouveau en littérature mais il est amené de façon magistrale ! Le calme et l’étendue / le grattement de la plume et la feuille de papier. On passe d’un espace ouvert à un espace restreint, celui de la feuille, sur laquelle les mots vont dire le monde : une splendide métaphore de la création.

Cet homme qui n’est autre que Maurice Genevoix en train d’écrire raconte Maurice Genevoix qui suspend son écriture. « Ma plume reste en suspens… » écrit-il. Mise en abîme de l’écrivain se racontant en train d’écrire.
Le bruit du cours d’eau entre par la fenêtre ouverte; il oblige l’écrivain à s’arrêter. Il interrompt un autre cours : le flux des pensées, la main qui avance sur le papier.

Genevoix a reconnu ce bruit parce qu’il en a fait l’expérience. Il revisite par le pouvoir de la pensée ce souvenir. Il sait ! Magie de l’esprit, le bruit ranime le souvenir : le courant atteint l’étrave de la pile du pont et maintenant il « se soulève au musoir de pierre, s’entrouvre en éventail, et passe… » Un présent intemporel entre ainsi dans la chambre et « toute la nuit vivante est là. »

Il n’y a plus seulement un homme dans une chambre dans laquelle parvient le bruit de l’eau, ni même Maurice Genevoix assis à son bureau écoutant le fleuve, il y a des êtres, des matières et des formes qui sont au monde, qui entretiennent entre eux des liens profonds et intemporels. Chaque être humain, à condition d’être disponible, peut y accéder. L’artiste, et le poète en particulier, peuvent en révéler des fragments, ouvrir des portes. Non pas qu’ils en sachent plus que les autres  mais parce qu’ils se tiennent toujours sur le fil du réel.

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