- Eustache Deschamps : Chanson royale (Ballade) « J’ai tout mon libre arbitre… » Traduction du moyen français
- François de Malherbe : « Dessein de quitter une dame… »
- Jean – Pierre Siméon : « Celui qui m’a tué… »
Chanson royale (Ballade)
Après un long séjour à la cour de Paris
instance judiciaire,
je trouvai en un bois, à la claire fontaine,
Robin, un homme libre
(il avait sur sa tête un beau chapeau de fleurs),
et Marion son amie.
Ils puisaient de l'eau fraîche avec un simple bol,
mangeaient du pain, de l'ail.
Plein de sueur, il dit en se désaltérant :
"J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde.
Que notre vie est saine !
Marion, nous sommes nés sous une bonne étoile,
aucune maladie ne tourmente nos corps.
Dieu nous a bien pourvus,
voulant bien nous confier ici-bas l'air des champs.
Je coupe quand je veux du bois : je vis de mes bras
et jamais je ne vole ni ne tue.
Sans peur, je peux chanter, et je joue de ma fronde.
Oui, j'en rend grâce à Dieu,
J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde.
Tu peux filer la laine chaque jour, ou du lin,
vivre de ton travail
ou transformer le fil en tissu bien épais
pour changer nos habits s'ils deviennent usés.
Nul homme ne nous trompe
car l'envie ne vient pas nous assaillir sans fin.
On ne crie dans la rue quels sont tous nos avoirs,
je ne me cache pas à cause des voleurs,
mais dors en ma retraite.
J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde.
Je ne crains pas qu'un juge à bon droit me condamne
puisque je n'ai jamais commis d'offense.
Je t'aime et toi tu m'aimes d'un amour sûr et fort.
Je ne crains le poison
ni n'ai peur d'un tyran ; je ne connais personne
qui irait par les armes arracher mes laitues.
Je ne redoute aucun brusque retournement.
Je vis en liberté, comme fait l'hirondelle,
jamais mon coeur ne bouge.
J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde.
Dieu ! que les gens de cour connaissent de tourments
en restant à la cour !
Je m'en aperçus bien, la semaine où j'allais
y apporter du bois.
Ce sont tous des esclaves : je ne le fus jamais.
Je leur vis manger pire que des aliments crus.
Bien vite ils seront morts, quand ma vie est plus longue
sans manque ni excès.
Nul homme sous la nue ne vit plus à son aise :
J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde."
Prince, j'ai écouté ce que Robin disait :
c'était la vérité.
Sa vie est selon moi d'une pure beauté,
comme le prouve tout ce qu'il a raconté.
Sage qui peut bien dire :
"J'ai tout mon libre arbitre, le seigneur de ce monde."
Eustache DESCHAMPS (1340 – 1405). Anthologie. Le Livre de Poche. 2014.

Dessein de quitter une dame qui ne le contentait que de promesse
Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine
A comme l’Océan son flux et son reflux :
Pensez de vous résoudre à soulager ma peine,
Ou je vais me résoudre à ne la souffrir plus.
Vos yeux ont des appas que j’aime et que je prise,
Et qui peuvent beaucoup dessus ma liberté :
Mais pour me retenir, s’ils font cas de ma prise,
Il leur faut de l’amour autant que de beauté.
Quand je pense être au point où cela s’accomplisse,
Quelque excuse toujours en empêche l’effet :
C’est la toile sans fin de la femme d’Ulysse,
Dont l’ouvrage du soir au matin se défait.
Madame, avisez-y, vous perdez votre gloire
De me l’avoir promis et vous rire de moi,
S’il ne vous en souvient vous manquez de mémoire,
Et s’il vous en souvient vous n’avez point de foi.
J’avais toujours fait compte, aimant chose si haute,
De ne m’en séparer qu’avecque le trépas,
S’il arrive autrement ce sera votre faute,
De faire des serments et ne les tenir pas.
François de Malherbe (1555 – 1628)
Mille et cent ans de poésie Française. Coll Bouquins. Robert Laffont 1991
Celui qui m’a tué
qu’a-t-il fait de ce matin d’enfance
où l’air levait pour lui
le grain de la lumière
qu’a-t-il abandonné
de ces terres lointaines
où grandissait pour nous
la nuit de son mystère
quelle peur quelle douleur
a-t-on bâties en lui
pour qu’il mette au supplice
son propre corps
dans l’autre […]
Jean – Pierre Siméon (1950 – )
Un homme sans manteau. Cheyne éditeur. 1996
